Mardi 8 septembre 2020, 23h18, Francfort, Allemagne.
Mes pieds nus sur le tapis. La carte de Francfort sur le tapis aussi. Je ne marcherai pas pieds nus dans la ville qui m’accueille, mais je marcherai beaucoup, c’est moi qui vous le dis. « Frankfurt am Main », s’il vous plaît. J’arrête de dire « Francfort ». Depuis que j’ai passé la frontière en train, je me remets à parler allemand et tout me revient comme dans les années 80, je n’en reviens pas moi-même. Non, mon allemand n’est pas rouillé. Il est en phase de résurrection. À croire qu’il suffisait que mon corps se trouve en Allemagne, pour que mon cortex cérébral de la parole germanophone se rebranche sur la bonne fréquence et que ma syntaxe et mon vocabulaire se remettent en mouvement. Je reparle allemand et je comprends quasiment tout ce que j’entends ! Ô miracle !! Une partie de Nirina à l’ancienne revit. Je me dédouble et l’autre partie de Nirina est aux anges et congratule l’autre. Bravissimo, tu ne t’es pas totalement reniée toi-même. La couche d’anglais que tu as pratiqué ces dernières décennies est véritablement une couche sédimentaire linguistique qui, si on creuse au travers, révèle encore la présence d’autres couches sédimentaires ne demandant qu’à remonter en geyser. Et ça fuse depuis hier, à la frontière franco-allemande, ce fut comme un déclic. Ich habe fast alles verstanden. Ich konnte die Leuten zuhören und in ihre Worte fast alles greifen. Fast. Je dis et répète le mot « presque » parce qu’il ne faut pas trop se vanter non plus. Je ne suis pas à 100% de compréhension de toute parole allemande qui m’entoure ou tout mot m’étant adressé. Je dois parfois faire répéter la personne, je dois aussi parfois reconstituer un puzzle dont je ne capte que quelques parcelles… Vous connaissez ce phénomène de déduction très opératoire et efficace dans l’apprentissage des langues : on a quelques mots-clés et on en déduit le reste ! Comme j’apprécie cette gymnastique neurologique, c’est un régal. Je revis. Être ailleurs que dans mon pays me fait renaître. Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu cette sensation. Quelque chose s’était endormi en moi, à force de passer trop de temps dans mon Hexagone. Et là, partir en sachant que ce sera pour un séjour long et non pas seulement quelques jours de « vacances » (triste et ennuyeux concept, que les « vacances »…), je sens toutes les cellules de mon corps palpiter d’excitation et de curiosité.
Mes deux pieds tout près de la carte papier de Frankfurt am Main en sont la preuve. Vous les voyez palpiter, n’est-ce pas, sur la photo ? Si vous ne les voyez pas, alors imaginez…
Imaginez que vous allez quelque part où vous avez toujours rêver d’aller. Et vous savez quoi ? Vous y êtes ! Non pas que j’ai toujours rêvé d’aller à Frankfurt am Main. À vrai dire, l’idée de ne m’était jamais venue. Je parle de la sensation d’un rêve enfin exaucé. Vous voyez forcément ce que je veux dire… Pour moi, aller vivre un long séjour à l’étranger, c’est précisément un rêve de vie. Des rêves de vie car je souhaite vivre de longs séjours ailleurs que dans mon pays principal, la France. J’ai déjà vécu longuement aux États-Unis, aux Émirats Arabes Unis. J’ai vécu un long séjour en Indonésie. D’ailleurs, qu’entends-je par « long séjour » ? C’est très subjectif… Je dirais que c’est à partir d’un mois. Ce qui peut paraître très court pour d’autres personnes. Mes vies américaines et émirienne ont duré chacune trois années. Là, on peut peut-être tous s’entendre pour dire qu’il y a de la longueur. Mais un mois… cela prête à désaccord. Disons qu’à l’aune de la durée de vacances à la française, un mois de séjour ailleurs, c’est pas mal. Bon, vous me direz, à l’aune des « vacances scolaires » à la française qui durent deux mois, alors un mois c’est peu. Mais bref, pour ma part, je considère un séjour long tout séjour me permettant de me sentir appartenir au lieu qui m’accueille, au pays qui m’héberge, ce qui concrètement signifie que j’y trouve des habitudes, des fréquences d’activités où je peux aller plusieurs fois, des endroits favoris qui me voient revenir plusieurs fois, des personnes avec qui j’ai le temps de nouer une relation avec des rencontres répétés… Vous comprenez ma tentative de définition ? J’attribue au séjour long la qualité de l’habitude, de la répétition, du quotidien, de la familiarité et le sentiment d’ancrage dans un lieu. Une amie italienne que j’ai connue lors de ma vie en Californie, qui elle aussi avait eu plusieurs expériences de vies à l’étranger, m’avait dit qu’il lui fallait bien trois mois pour se faire à sa nouvelle vie. Pour moi, en un mois c’était fait. Mais cette assertion est tout à fait subjective. Elle montre surtout que je sens en moi une grande rapidité à m’adapter à un nouvel endroit, un nouveau mode de vie, un nouveau rythme.
Je réside à Frankfurt am Main depuis 29 heures environ et vous savez quoi ? Je me sens déjà chez moi. J’ai peut-être battu mon record du mois d’adaptation ! C’est qu’à force de s’expatrier, à force d’aller vivre ailleurs, on développe un muscle. En tout cas c’est mon expérience. Je sais que certains diront qu’à force de s’expatrier, on se fatigue à s’expatrier et on a surtout envie de s’impatrier une bonne fois pour toutes et arrêter de changer de lieu de vie. Cela vaut pour ceux qui sont obligés de bouger, qui suivent un conjoint, qui sont forcés par leur travail ou autre contrainte professionnelle ou familiale. Pour ma part, je suis toujours partie de mon plein gré et de mon plein souhait. De mon plein rêve. Cela change beaucoup de chose à la rapidité d’implantation et d’ancrage dans le nouveau lieu de vie. Vous savez ce que cela donne un enfant à qui on oblige de manger de la langue de bœuf ? Versus un enfant à qui on laisse le choix de choisir la pâtisserie qu’il désire ? Je choisis un exemple criant de caricature exprès. Mais vous voyez où je veux en venir. Pour ma part, à chaque fois que je quitte la France, je l’ai choisi, je l’ai voulu, je l’ai rêvé et mon rêve a été exaucé.
Mes pieds nus sur cette moquette de mon nouveau lieu de vie dans ma nouvelle ville d’adoption : Frankfurt am Main.
Je rêve de vivre ailleurs depuis un petit moment. Frankfurt am Main est venu à moi, pour ainsi dire. Je n’ai pas choisi la ville, quoique, un peu quand même. Disons que je n’ai pas choisi le pays. Quoique… J’ai choisi de candidater pour des résidences d’écriture. Plusieurs. Et c’est celle en partenariat avec l’Allemagne qui a répondu Oui ! C’est comme une rencontre qui clique. Plusieurs rencontres sont possibles, plusieurs interactions potentielles, mais c’est une qui se met à résonner. L’Allemagne m’a choisie. L’Allemagne en partenariat avec la France bien sûr. L’interculturel a dit Oui. Je suis devant cette carte de Frankfurt am Main parce que mon pays a choisi de m’envoyer en Allemagne pour écrire sur lui. C’est pas beau, ça ? Bienvenue dans mon Journal de résidence. Pendant les deux prochains mois, j’écris, les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. Les pieds sur le sol allemand. La tête entre France et Madagascar. Un projet de livre déjà commencé sur mes racines franco-malgaches et ma situation de fille de colonisé. De maman française, de papa malgache, où trouver mon équilibre, mon unité ? La France s’allie à l’Allemagne pour m’aider à trouver la voie entre les deux, le mariage symbolique entre ces deux pays de deux continents. Es ist wunderbar ! C’est magnifique !
La carte de Frankfurt am Main : je l’ai regardée de nombreuses minutes ce matin avant de partir en vadrouille exploratoire dans ma ville d’adoption ces prochains mois. Pas de GPS. J’ai souhaité mettre de côté un temps cette invention militaire pour me frotter au papier cartographique et que mon œil scrute le nom des rues, les lignes horizontales et verticales en couleurs. Me frotter à la vision cartographique d’abord, avoir une vue d’ensemble, aiguiser et préparer mon sens de l’orientation, photographier les stations de métro comme repère, les bâtiments patrimoniaux comme les églises et la mairies de la vieille ville. Apprendre par la carte plutôt que marcher à tâtons par le GPS. Mon voyage, mon séjour, tout commence par la carte, par mes pieds qui fouleront les pavés de ma nouvelle ville, par le vélo aussi, avec mes pieds dans les pédales. Cartographier avec mon corps, avec mes jambes, avec mes yeux. Au revoir le GPS. Jusqu’à quand ? Je vous dirai. Je n’ai jamais été férue de cet outil pourtant puissant. Je souhaite de tout cœur muscler mon sens inné de l’orientation, de l’observation, de l’intuition. Laisser libre cours aux rencontres impromptues, les erreurs bénéfiques, les « fausses routes » qui sont les seules véritables.
Je ne me perds jamais : je découvre.
Telle est mon idée et mon expérience du voyage. Telle est ma vie.
Telle sera aussi la modalité de mon écriture.
Ce livre que je vais continuer à écrire pendant ma résidence à Frankfurt am Main.
Il s’agit pour l’instant d’une correspondance posthume avec mon grand-père malgache. D’expérience, je sais que l’écriture nous amène naturellement dans des contrées inattendues et insoupçonnées. Ce livre est une autobiographie poétique pour l’instant. Qui sait ce qu’il deviendra au fil de mon séjour allemand ?
Je ne me perdrai jamais : je découvrirai.
Comme je ne sais tenir en place et que la fractale est mon motif de prédilection, j’ai décidé, ou plutôt s’est imposée à moi l’envie d’écrire un « Journal de résidence » qui soit la récréation créative de mon ouvrage intitulé pour l’instant (et pour lequel je suis en résidence précisément) « Fille de colonisé ». Car en tant que créatrice, j’ai besoin d’avoir plusieurs activités qui s’équilibrent et se nourrissent en s’alternant. J’aurais pu décidé de dessiner des quartiers de Frankfurt am Main (ah tiens, c’est un idée à conserver si le cœur m’en dit plus tard…), mais j’ai senti l’évidence d’écrire un récit de voyage, puisque c’est ma spécialité ! Ce Journal de résidence sera donc un voyage dans le voyage. Voyage-séjour en Allemagne dans lequel s’insère le voyage entre France et Madagascar !
Vous me suivez ?
Gute Reise an alle ! Bon voyage à tous !
Nirina
NB : Ceci est rédigé en écriture automatique. Sujet à corrections ultérieures.