Lundi 2 novembre 9h40.
Je suis en pyjama et robe de chambre. Petite table basse à ma gauche avec tasse de thé aux fruits et bol de céréales. J’ai quitté mon lit douillet, j’ai terminé ma dernière nuit de rêves guérisseurs en cette chambre devenue mon antre, mon nid, mon atelier de création infinie pendant ces 57 jours, ces 57 nuits.
Hier, voici où je me trouvais : dehors, sur le pont traversant le Main, devant le décor impressionnant de la skyline FFM. Toujours dans le même imperméable fuchsia, toujours avec le même sac vert. Ces deux mois, en terme de vêtements, j’ai voyagé léger. En terme de livres : j’en rapporte plus que je n’en avais emportés !
Regardez ma valise : on ne voit pas très bien mais elle ne ressemble que peu à celle de l’aller.
Qu’apporte-t-on quand on part en voyage ? Que remporte-t-on ?
Cette soustraction immatérielle, cette substitution matérielle en dit long sur l’expérience vécue. Je n’ai plus les exemplaires de mon roman “Nous sommes les ancêtres”, mais j’ai des livres qui m’ont été offerts sur la ville de Frankfurt, les recettes locales, l’histoire d’une école franco-allemande, un texte méconnu de Victor Hugo traduit en allemand… Je laisse quelque chose de moi ici, j’emporte quelque chose d’autrui avec moi. Le voyage est un échange. Qui voyage vraiment s’allège de quelque chose pour non pas s’alourdir d’autre chose, mais s’enrichir d’objets matériels et immatériels insoupçonnés. Qui voyage vraiment se métamorphose à vitesse grand V.
Mes deux mois furent comme deux années.
Le 7 septembre, quand je suis arrivée dans ma ville d’accueil, le panneau ci-dessus était loin d’être imaginé : masque obligatoire de 8h à 22h. Quand je suis arrivée, c’était l’été, le soleil, la vie sans masque partout à l’extérieur.
En deux mois, tout a été bouleversé. La pandémie a frappé.
Je regarde ma chambre et je vois qu’en deux mois, elle s’est remplie d’un bureau puis en a été vidée.
Disparition de ma table d’écriture par ici. Par là, des valises Mädler accrochées aux murs se sont vidés de mes livres.
En quelques siècles, à quelques pas de la vieille ville ou Alstadt…
le décor de Grossmarkthalle s’est métamorphosé avec la construction de la EZB, la Banque Centrale Européenne, ma grande voisine :
Il y a deux mois, le soleil se reflétait sur le Main. Aujourd’hui, nous sommes au coeur de l’automne, cela ne fait aucun doute et l’Allemagne entre en lockdown aujourd’hui même, le jour où je m’en vais.
Connaissez-vous les “Stopelsteine”, ces pavés de métal créés par Gunter Demnig, encastrés dans le sol, cubes enfoncés dans le sol tels des pavés, qui nous remémorent les victimes du nazisme ? Il y en a partout dans les villes d’Allemagne. Ces deux Stopelsteine sont posées à l’entrée ma maison. Elles portent le nom de deux hommes qui vécurent jadis dans la maison qui m’a accueillie ces deux derniers mois.
Sur la Stopelstein du haut : Emil déporté en 1942 au camp de Theresienstadt et mort là-bas. L’autre du même nom de famille, Adolf, un frère ? Un fils ? Un survivant, qui s’enfuit aux États-Unis en 1939.
Au revoir, ma majestueuse maison.
Je pars mais ne fuis pas.
Je quitte ce lieu, cela signifie que je quitte aussi des personnes, mes colocataires pendant deux mois, la famille nouvelle qui, il y a quelques semaines, me souhaita mon anniversaire, loin de ma famille génétique.
Je quitte Frankfurt ce matin, il y a quelque chose de triste dans ce départ comme beaucoup d’autres que j’ai vécus. Les départs sont chagrin mais c’est pour mieux revenir, mieux revivre, je le sais. Je sais aussi que je suis plus riche qu’à mon arrivée. Riche de rencontres, de découvertes, d’aventures, d’histoires, de cultures, de visions, d’humanité.
Merci, Frankfurt am Main d’avoir été ma ville d’accueil, merci de m’avoir ouvert les bras, moi l’étrangère.
Merci, Frankfurt am Main d’avoir été ma maison, mon refuge, mon ouverture.
Merci, Frankfurt am Main d’avoir été mon atelier d’écriture pour cette oeuvre autobiographique si belle et si douloureuse. Je n’aurais sans doute pas pu avancer cette gestation sans ton soutien, sans ta nouveauté.
Je suis partie deux mois, mais il me semble d’être partie deux ans, deux siècles, deux décennies !
Et je retourne dans l’Hexagone pour me reconfiner, paraît-il.
Mon Journal de Résidence n’est peut-être pas fini alors…